Pierre Ladreit de Lacharrière - avocat
06/07/2020
Les décisions de justice des juridictions administratives et judiciaires seront mises mise à la disposition du public. Les conditions de cette mise à disposition et le champ des décisions concernées et les mentions à occulter viennent ont été précisées par un décret du 29 juin 2020.
L’open data des décisions de justice doit permettre de concilier le besoin d’information du public avec le droit au respect de la vie privée, la sécurité des personnes, le secret des affaires et l'indépendance des juges qui pourrait être menacée par les progrès de la justice prédictive.
Le décret du 29 juin 2020 apporte une touche finale, au moins provisoirement, au cadre juridique de l’open data, qui reprend assez fidèlement les recommandations du rapport de mission ministérielle présidée par le professeur Loïc Cadiet remis au garde des sceaux le 9 janvier 2018.
Un accès facilité aux décisions de justice apparaît d’autant plus nécessaire que la France se classe au dernier rang parmi les pays de l’Union européenne pour l’accessibilité en ligne, pour le grand public des décisions judiciaires publiées (Tableau de bord 2019 de la justice dans l'UE établi par la Commission européenne, page 33).
Graphique 25: accessibilité en ligne, pour le grand public, des décisions judiciaires publiées (affaires civiles/commerciales, administratives et pénales, à tous degrés d’instance).
Source : Commission européenne (Tableau de bord 2019 de la justice dans l'UE établi par la Commission européenne, page 33)
La mise à disposition du public des décisions rendues par les juridictions administratives et judiciaires est prévue par les articles 20 et 21 de la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique. Ce régime a été modifié par de l'article 33 de la loi n° 2019-2022 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.
Le décret n° 2020-797 du 29 juin 2020 (J.O. du 30 juin 2020) prévoit que les décisions du juge administratif seront mises à la disposition du public, sous forme électronique, dans un délai de 2 mois qui suit leur date.
Les décisions du juge judiciaire seront mises en ligne dans un délai de 6 mois en distinguant les décisions qui sont rendues publiquement et accessibles à toute personne sans autorisation préalable et celles dont la communication à des tiers est soumise à autorisation préalable. Les premières seront en principe intégralement mises à la disposition du public, tandis que les secondes pourront l’être si elles présentent un intérêt particulier et elles seront communiquées à la Cour de cassation par le président de la juridiction qui statue au fond.
Le décret précise également les mesures d’occultation des éléments d’identification des personnes physiques, parties, tiers, magistrats ou membres de greffe en cas d’atteinte à leur vie privée ou à leur sécurité.
En ce qui concerne la juridiction administrative, la mise en œuvre technique des mesures devraient pouvoir intervenir sans trop de difficultés dans la mesure où le juge administratif dispose déjà d’un outil de recensement des décisions et de diffusion électronique (base « Arianne »).
En ce concerne la justice judiciaire, la mise en œuvre du décret sera échelonnée par niveau d’instance et par type de contentieux, ainsi que le précise une note conjointe de la chancellerie et de la Cour de cassation en date du 30 juin 2020.
Les arrêts de la Cour de cassation seront les premières décisions diffusées en septembre 2021. Les décisions civiles, sociales et commerciales des cours d’appel devraient être mises en ligne au cours du premier semestre 2022.
L’accès aux autres décisions civiles et pénales dépendra de l’évaluation de la diffusion des décisions de la Cour de cassation et des cours d’appel, du déploiement du système informatique « Portalis », du projet « Procédure pénale numérique » et des logiciels permettant une occultation simplifiée des informations nominatives.
Le décret apporte également des précisions concernant la délivrance de copies de décisions (open access).
En matière civile et en matière administrative, cette communication est réalisée après occultation des éléments permettant d'identifier les personnes physiques mentionnées dans la décision si leur divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage.
En matière pénale, les décisions de la Cour de cassation définitives et celles des juridictions de jugement du premier ou du second degré rendues publiquement à la suite d'un débat public pourront être communiquées sans autorisation préalable.
Mais des restrictions à cette délivrance sont prévues :
- en cas de condamnation prescrite, amnistiée ou de demande faite dans « l’intention de nuire » ;
- lorsque le procureur de la République ou le procureur général décide, par une décision motivée et sans qu’il soit nécessaire qu’une demande lui soit adressée, l'occultation des éléments permettant d'identifier les personnes physiques mentionnées dans la décision, parties ou tiers, si leur divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage ;
- absence de mention de l'identité des personnes, autres que les magistrats et les greffiers, ayant concouru au déroulement de la procédure (jurés de cours d'assises, assesseurs des tribunaux pour enfants, assesseurs responsables d'associations) ;
- les décisions pénales non définitives, ou celles rendues par les juridictions d’instruction, d’application des peines, de mineurs, ou les décisions après huis clos, ainsi que les copies des autres actes ou pièces, ne seront délivrées aux tiers qu’avec l’autorisation préalable du parquet, sous réserve d’un motif légitime, en occultant, le cas échéant, les éléments et motifs « qui n’ont pas à être divulgués ».
En cas de refus de délivrance de copies à un tiers, un recours est prévu devant le président de la chambre de l'instruction dans les deux mois suivant la notification de la décision (article R. 171 du code de procédure pénale).
L’open data conduira à la mise en ligne d’un nombre considérables de données personnelles ou relatives à la vie des affaires (les tribunaux rendent chaque année environ 2 600 000 décisions en matière civile et commerciales, 1 200 000 décisions en matière pénale et 250 000 décisions en matière administrative). Le développement de l’intelligence artificielle devrait favoriser l’activité de nouvelles entreprises qui vont exploiter cette grande masse de données à des fins commerciales. Les sièges sociaux de ces entreprises pourront être situés à l’étranger et il sera difficile de contrôler leur activité après que les données auront été divulguées.
L’exigence de transparence doit d’abord être concilié avec la nécessaire protection des données personnelles prévue par la loi du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés et renforcée par l’intervention du règlement général 2016/679/UE relatif à la protection des données personnelles (RGPD) .
L’open data entraînera en effet une augmentation considérable du nombre des décisions de justice accessibles. Les informations personnelles ainsi divulgués pourraient permettre, grâce à la puissance de calcul des systèmes informatiques permettant un recoupement avec d’autres données en ligne, un traçage des personnes dans tous les aspects leur vie privée (origine raciale ou ethnique, opinions politiques, convictions religieuses ou philosophiques, appartenance syndicale », santé, données génétiques et biométriques, vie et orientation sexuelle, infractions et aux condamnations pénales).
Cette protection est assurée par une occultation systématique des nom et prénoms des personnes physiques, parties ou tiers, mentionnées dans le jugement (pseudonymisation).
Lorsque sa divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage, les éléments permettant d'identifier les parties, les tiers, les magistrats et les membres du greffe seront également occultés (articles L. 10 du CJA et L. 111-13 du code de l’organisation judiciaire modifiés par l'article 33 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice).
Les entreprises sont également intéressées par l’open data des décisions de justice. La connaissance du système juridique et l’évaluation du « risque contentieux » contribue à la sécurité juridique des opérations économiques. Mais il faudra être attentif à ce que la communication des données ne porte pas atteinte au secret des affaires au détriment l’attractivité de la France pour les investisseurs ou qu’elle pénalise les entreprises françaises face à leurs concurrentes situées à l’étranger.
Afin de prévenir toute dérive des legaltechs spécialisées dans la « justice prédictive », les articles L. 10, alinéa 4 du CJA et L. 111-13, alinéa 3 du COJ, introduits par l'article 33 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 prévoient que les données d'identité des magistrats et des membres du greffe ne peuvent faire l'objet d'une réutilisation ayant pour objet ou pour effet d'évaluer, d'analyser, de comparer ou de prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées, sous peine de sanctions prévues aux articles 226-18, 226-24 et 226-31 du code pénal et des sanctions prévues par la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés.
Mais ces mesures ne sont sans doute pas suffisantes pour prévenir tous les effets négatifs de l’open data.
C’est pourquoi, dans une déclaration commune, le vice-président du Conseil d’État, la présidente du Conseil national des barreaux et le président de l’Ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation d’une autorité publique chargée de réguler et contrôler les algorithmes utilisés pour l’exploitation des bases de données des décisions de justice (6 juillet 2020).
On peut prédire que l’encadrement de l’open data des décisions de justice fera l’objet de nouveaux développement.
LLA Ladreit de Lacharriere avocats
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